Pub en « une » des journaux: la clause de trop d’un pacte faustien ?

Le 22 octobre 2010

Quand la une d'un journal est remplacée par une publicité, n'est-ce pas une limite qui est franchie, se demande Marie-Claude Ducas ? Outrepasser un certain degré d'équilibre se révèle contreproductif pour une presse déjà mal en point.

Lors de l’émission C’est bien meilleur le matin, à Radio-Canada du 13 octobre, l’animateur René Homier-Roy a noté la « fausse une » de La Presse ce matin, occupée par une publicité pour Chevrolet, en s’en disant, dans l’ensemble, scandalisé, et en disant « Je ne comprends pas ». Ses collaborateurs présents ont, en ondes, abondé très majoritairement dans le même sens. Et ils ont soulevé des points très pertinents, auxquels je vais venir dans un instant.

La "une" de La Presse ... sans son emballage publicitaire.

Mais pour commencer, résumons de quoi il est question : c’est ce que que certains dans le métier appellent un « wrap-around », c’est-à-dire une section qui entoure entièrement le journal. Donc, pas seulement la « une », mais aussi la dernière page de la section ; et aussi les versos (c’est-à-dire les pages intérieures) de la une et du « back-cover » en question. Ceci dit, un tel « wrap-around » s’enlève complètement , et facilement. On peut donc le mettre de côté, pour ne conserver (et lire) que  le « vrai journal ». Pour continuer avec la mise en contexte : Homier-Roy souligne que, à sa connaissance, c’est la seconde fois que La Presse fait une opération semblable.

Un «wrap-around» de plus en plus enveloppant

Je n’ai évidemment pas tenu de registre de ce genre de chose mais voici, au mieux de ma mémoire, d’autres éléments sur la façon dont ce genre de concept a évolué au cours des dernières années (eh oui ! On parle déjà d’années…). Les premiers « excarts » du genre que l’on a vus étaient, justement, une sorte d’équivalent des « encarts » publicitaires, mais à l’extérieur : on enveloppait entièrement le journal, mais  entièrement identifiés à l’annonceur : on n’y voyait pas l’en-tête du journal, que ce soit Métro, La Presse ou le Globe and Mail… Et là, encore une fois, je n’ai pas tenu de registre, mais il me semble que ce sont les journaux gratuits comme Métro qui ont particulièrement popularisé ce genre d’opérations. Entre autres parce qu’on prenait pour acquis qu’elles risquaient de moins choquer la clientèle d’un journal gratuit. Je me dois d’ajouter que mon propre magazine (Infopresse) fait aussi cela à l’occasion, et que la chose est courante dans des publications spécialisées comparables, que ce soit Advertising Age aux États-Unis, Stratégies ou CB News en France.

Ce n’est que par la suite qu’on a franchi un nouveau pas, à savoir ce que l’on voit en une de La Presse d’aujourd’hui. Et, si je me souviens bien, la première fois que je l’ai vu, et que j’ai été frappée par la chose, c’est en une du Globe and Mail : à savoir, une pub qui, non seulement enveloppe le journal, mais où on a intégré l’en-tête (i.e. « le logo ») du journal, et aussi, en plus, des titres sur des nouvelles que l’on retrouve à l’intérieur. Il y a déjà plusieurs mois de cela, peut-être même un an.  Et je me rappelle avoir dit à l’époque à un collègue : « Il y a encore peu de temps, ils n’auraient jamais accepté ça… »

À l’émission de Homier-Roy ce matin,  j’ai aussi appris que, récemment, leLos Angeles Times est allé beaucoup plus loin : son « wrap-around » était carrément présenté comme une nouvelle, concernant une nouvelle série télé. Ce qui a, évidemment, soulevé toute  une controverse, et avec raison…

Froisser le lecteur

Et donc, revenons-en à ce dont il était question ce matin. « On le sait que les journaux ont des problèmes, qu’ils ont besoin d’argent. (… ) Mais, en faisant des fausses première comme ça, ils froissent les lecteurs qui leur restent, qui sont intéressés par les journaux », a souligné Homier-Roy. « La une, traditionnellement pour un journal, c’est la fenêtre, c’est une façon de vendre son produit ; pas forcément celui des autres », a renchéri avec à-propos Philippe Marcoux, alors que, aux yeux de Jean-François Poirier, le responsable des sports, c’était « vendre son âme au diable… », et que Véronique Mayrand, la chroniqueuse météo, a souligné que, en kiosque, souvent, on risque de ne pas reconnaître son journal et de passer à côté lorsqu’il est ainsi « enveloppé ».

Illustration CC FlickR Digital Sextant

Et, pour finir, Philippe Marcoux a soulevé à ce sujet une question importante que,  j’avoue,  je n’avais jamais envisagée  sous cette angle, même si cela recoupe un aspect que j’ai déjà abordé au sujet des journaux papier, et du rôle de la « une ». « La chose que l’on perd avec le web, et qui à mon avis va disparaître si jamais on cesse de publier des journaux papier, c’est la «  une », l’histoire, de quoi on va parler, collectivement aujourd’hui, souligne-t-il lui aussi. Alors que cette « une », on la retrouve encore sur papier. » Et donc, est-il vraiment avisé de remplacer cette « une » par une publicité ?

Conséquences sur la crédibilité

On peut en effet se demander dans quel pacte faustien se sont engagés nos journaux, et quelle seront les conséquences, à plus long terme, sur leur crédibilité et par le fait même, ironiquement, sur leur valeur en tant que support publicitaire. J’irais même jusqu’à ajouter que, à terme, certains annonceurs se questionneront peut-être sur le fait de vouloir être associés à ce genre d’opérations. D’autant plus que, comme pour tout ce qui relève du coup d’éclat,  la pub demeure assujettie à la cruelle loi de l’escalade et de l’encombrement (c’est la même chose pour des trucs comme des flashmobs, pour le guérilla marketing et pour les divers « stunts » mis sur pied en publicité : les premiers se font remarquer; pour les autres, c’est plus difficile…  Et, donc, encore une fois, cela vaut-il la peine de risquer de compromettre  ce qui, au départ, fait l’intérêt et la valeur d’un média, avec des opérations qui, au bout d’une ou deux fois, risquent de perdre leur impact commercial ?

Post-scriptum : On ne peut pas passer sous silence le fait que ce débat arrive au lendemain du rejet, par le syndiqués du Journal de Montréal, en lock-out depuis bientôt vingt mois, des offres faites par la direction de Quebecor. Ce qui signifie la poursuite de ce conflit qui a déjà établi un record dans son secteur, en Amérique du Nord. Un conflit, dont, d’ailleurs, étant donné le enjeux en cause pour l’avenir des médias,  il a somme toute été peu question dans l’univers de médias ici… Ce qui englobe, soulignons-le, les agences, les agences médias, et les annonceurs.

Billet initialement publié sur le blog de Marie-Claude Ducas sous le titre “Pub en « une » des journaux : est-ce trop ?”

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