Quand Wikipedia réécrit la guerre d’Irak

Le 6 octobre 2010

Officiellement, le conflit irakien s'est terminé au mois d'août, avec le retrait des dernières troupes américaines. Mais pour les contributeurs de l'encyclopédie en ligne, un deuxième front s'ouvre dans le champ de la sémantique.

“Discussions on this page may escalate into heated debate. Please try to keep a cool head when commenting here.” (“Les discussions sur cette page sont susceptibles de dégénérer. Essayez de garder votre calme lorsque vous commentez ici”). Voilà la mise en garde polie qui avertit l’internaute sur la page de discussion de l’article Wikipedia sur la guerre en Irak.

Bien évidemment, ce genre d’avertissement n’est pas rare sur l’encyclopédie en ligne (on retrouve des débats tout aussi longs et agités sur la page des “warlogs” de WikiLeaks), mais le noeud gordien de la querelle sémantique autour du conflit irakien mérite qu’on s’y attarde. Depuis l’annonce du retrait définitif des troupes américaines d’Irak, intervenu le 19 août, les “wikinautes” s’écharpent sur la terminologie du conflit. S’il est officiellement terminé, ne faudrait-il tout de même pas attendre la fin de la transition démocratique pour l’écrire, semblent dire certains. Pour d’autres, la fin de l’opération Iraqi Freedom signifie de facto la fin de la guerre, comme si celle-ci se refermait en même temps que la rampe d’accès du dernier bombardier à décoller de l’aéroport de Bagdad.

Pendant l’été, Barack Obama avait prévenu: “[L’Irak] n’est pas encore en sécurité, mais d’ici le 31 août, notre mission sera terminée”. Pour autant, cela veut-il dire que la guerre est remisée au placard, transposée dans les livres d’histoire pour être étudiée au programme dans les collèges et les lycées? Récemment, Andrew Exum, chercheur pour le Center for a New American Security (CNAS, un puissant think tank qui est venu constituer une bonne part du contingent de conseillers à la Maison-Blanche) se demandait sur son blog Abu Muqawama “comment définir les conflits irakien et afghan”, et sollicitait ses lecteurs pour tracer les contours d’un champ de bataille jalonné de chevaux de frise. Ainsi, il s’interroge sur les termes “autorité” ou “régime souverain”, et avance l’expression “violence politique”.

“C’est de l’historiographie”

Sur le blog Antiwar, on se félicite d’ores et déjà d’avoir gagné une “guerre”, celle contre Wikipedia. On pourrait n’y voir que l’énième caractérisation de la politique participative de l’encyclopédie libre, qui a déjà fait l’expérience par le passé de changements éditoriaux brutaux. Pendant le débat présidentiel de 2007 entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, les deux candidats avaient âprement débattu de l’EPR, l’un arguant qu’il s’agissait d’un réacteur nucléaire de troisième génération, et l’autre soutenant qu’il était de la quatrième. Sur Wikipedia, on avait recensé pas moins de 12 modifications en 25 minutes.

Mais le cas irakien est sensiblement différent. Ici, il ne s’agit pas d’un duel de chapelles entre partisans de gauche et de droite, mais de la narration de la guerre. D’une certaine manière, et ce n’est pas pontifiant de le dire, l’Histoire s’écrit ici en direct, selon les sensibilités. Quand un internaute justifie la fin de la guerre en citant le Pentagone (qui parle de “fin des opérations de combat”), un autre lui répond: “C’est n’importe quoi, les Etats-Unis ne sont pas les seuls impliqués dans ce conflit. Les violences continuent”.

Toutes ces luttes de vocabulaire, tous ces arguments empiriques ont inspiré James Bridle, un Américain à l’origine d’un projet qui relève de la performance sans oublier d’être signifiant. Iraq War: A Wikipedia Historiography retrace en 12 volumes l’ensemble des modifications apportées à la notice sur la guerre en Irak depuis 2003. Au total, c’est pas moins de 12 000 entrées qui sont compilées sur 7000 pages, inscrites dans la mémoire digitale et désormais couchées sur le papier. Bridle justifie ainsi sa démarche:

C’est de l’historiographie. C’est ce à quoi la culture ressemble réellement: un processus d’argumentation, de désaccord et d’acception, une évolution progressive dont la codification n’est pas toujours correcte.

Au pays des guerres asymétriques, le récit qui les accompagnent est tout aussi déséquilibré. Mais si l’Histoire était une ligne droite, on le saurait déjà.

Image CC Elsa Secco pour OWNI sur une image CC Flickr quartermane

Crédits photo: Flickr CC , STML, quartermane

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés