Pourquoi personne ne dit non à Google?

Le 11 octobre 2009

Titiou Lecoq publie un papier très intéressant dans Slate. Elle souligne à quel point les rouages réels de l’industrie du livre échappent à la perception pourtant exercée de la plupart des observateurs. Et elle nous fait la démonstration de la fascination mythologique qui entoure Google. Invoquant l’excellent et apocalyptique papier d’Olivier Ertzscheid, dans lequel il [...]

Titiou Lecoq publie un papier très intéressant dans Slate. Elle souligne à quel point les rouages réels de l’industrie du livre échappent à la perception pourtant exercée de la plupart des observateurs. Et elle nous fait la démonstration de la fascination mythologique qui entoure Google. Invoquant l’excellent et apocalyptique papier d’Olivier Ertzscheid, dans lequel il développait récemment une analyse de la stratégie de Google Books, Titiou Lecoq nous annonce une victoire certaine de Google et la fin du monde du livre… encore.
Reprenant, pour l’essentiel, la conclusion de Ertzscheid, le papier nous fait la liste de toutes les exactions que s’apprête à commettre le géant de l’Internet et de la complicité inavouée et inavouable des fabricants de tablettes et de gourous du nouveau socialisme numérique. Ce papier qui semble pourtant spontané et sincère est un parfait exemple des fantasmes qui se développent dans les médias traditionnels.

Toutefois, dans un argumentaire assez inconsistant, la journaliste relève le seul point important de toute l’affaire Google : « …personne n’est allé négocier avec la firme pour lui imposer des devoirs à respecter en contrepartie de sa situation monopolistique. » Et curieusement elle ne poursuit pas dans la logique de ce raisonnement, ou bien comme beaucoup de professionnels du livre, elle ne souhaite pas aborder la question cruciale, celle qui fâche : pourquoi personne ne dit non à Google ? Il y a bien ceux qui le traitent de tous les noms, ceux qui lui demandent de l’argent, ceux qui veulent une compensation technologique, etc. Mais personne ne dit tout simplement : non merci. Remballez votre accord, éliminez les Å“uvres françaises dont vous n’avez pas les droits et allez vendre votre camelote ailleurs…

Car à bien y regarder, il n’y a pas de véritable urgence à numériser le fond patrimonial francophone, même si la BNF (à l’époque sous la houlette de J.-N. Jeanneney) s’est complètement plantée dans sa stratégie de digitalisation des Å“uvres. Et même s’il faut cent ans pour numériser le patrimoine, quelle importance ? Nous n’avons pas besoin de Google pour cela. Et nous n’avons certainement pas besoin de digitaliser 10 millions de titres de langue française pour nous assurer de la pérennité et de la présence de la francophonie dans le monde (sauf si nous continuons à faire disparaître les alliances françaises et les centres culturels à l’étranger). Et notre patrimoine pourra même être sur Google Books en consultation partielle ou totale, selon notre choix institutionnel. Nous n’avons aucun retard du point de vue patrimonial. Le seul intérêt à accélérer la numérisation est de permettre une plus large diffusion d’Å“uvres inconnues, épuisées, ou tout simplement délaissées par les marchands de soupe de l’édition de masse.
Alors où est l’urgence ?
Elle se trouve justement dans le domaine commercial et industriel. Les grands groupes d’édition français ont parfaitement négligé la mise en route du programme de numérisation de Google en 2004. Et ils se sont confortés dans l’idée que le livre papier était là pour durer encore 2 000 ans de plus. Et que seuls une poignée de geeks seraient concernés par ce projet. Donc pas de danger. La reprographie n’avait pas tué le livre, Google Books n’aurait pas plus de chance… Mais voilà, les gens de Google ne sont pas nés de la dernière pluie. Cherchant à monétiser au maximum leur investissement à moyen et long terme, ils ont commencé par le domaine public, incluant les Å“uvres orphelines et une quantité importante d’ouvrages rares ou confidentiels et plutôt recherchés. Sur les uns personne n’aurait rien à dire. Sur les autres les lecteurs avertis seraient les premiers à acclamer le géant du Web. Et la poignée de geeks, par un prompt renfort, est ainsi devenue légion.

En seulement cinq ans, Google a été capable de formuler une offre non-payante capable de drainer une grande partie du public des lecteurs professionnels et/ou assidus dans un monde occidental où la lecture est en lente érosion. Les maisons d’édition de livres (et pas les groupes de communication et de marketing, type Reed Elsevier) se sont retrouvées comme la cigale de La Fontaine. Démunis devant une concurrence massive et partout présente sur leur terrain à un tarif imbattable…

En quelques mois, tout le monde a compris que le stock de propriété intellectuelle sur les épuisés, les orphelines et les ouvrages du domaines publics ne valaient plus rien du tout en l’état, c’est-à-dire en vue d’une éventuelle exploitation commerciale papier. En revanche, de son côté, Google a été capable de monétiser l’ensemble de son stock numérique selon son procédé adsense sans pour autant rendre l’accès payant. Les principaux groupes d’édition européens et américains ont instantanément tiré la gueule. La suite, on la connaît. Et la conclusion de la saga tient dans le titre du papier de Slate : Google Books a déjà gagné… la bataille de la numérisation du moins. Ni le droit territorial (vestige des usages capitalistes anciens), ni les cours de justice américaines ne pourront rien n’y changer. Google dispose désormais d’un stock inépuisable d’os à jeter aux chacals et aux chiens qui aboient sur son passage. Et contrairement à Microsoft qui s’est planté deux fois en essayant d’abord de verrouiller la propriété de la navigation puis de mettre un copyright sur le concept d’encyclopédie, Google a retenu la leçon et continue d’offrir une ouverture totale.

Alors on peut invoquer la paranoïa de la surveillance, pleurer sur le sort de l’édition de masse, se crisper sur le droit d’auteur, mais la réalité est brutale et incontournable : Google Books emporte le morceau sur la numérisation. Ses concurrents, réunis dans cette farce de l’Open Book Alliance, tentent maintenant de le combattre non sur le terrain de la digitalisation mais sur celui de la commercialisation. Ce qui met en relief la faiblesse des réactions et des gesticulations juridiques des groupes d’édition français, mais aussi allemands, anglais, espagnols et même américains. Les tribunaux européens n’ont pas l’ombre d’une chance et les sommes demandées, à titre d’exemple, par La Martinière sont ridicules dans les économies d’échelle d’une entreprise de la taille de Google. De leur côté, les cours de justice américaines ne statueront que sur le monopole du commerce du livre, pas sur celui du monopole de la culture et de sa diffusion…

Pendant ce temps, les groupes d’édition et les institutions ne feront rien. On se concertera. On se réunira. On fera des déclarations tantôt mitigées, tantôt fracassantes et on ne fera rien du tout… Car Google est devenu le parking des commerces du monde. Vous vous souvenez de : « No parking, no business ». Maintenant, il faudra dire : « No Google, no business ».
Enfin l’article de Slate laisse entendre que Google Books va tuer les libraires, les éditeurs et même les webstores de type Amazon grâce un Deus ex machina appelé la désintermédiation de la chaîne du livre. Cette rhétorique reprise par les communicants de l’industrie du livre traduite en bon français signifie surtout que si vous faites sauter le distributeur (qui est aussi le groupe financier qui détient les maisons d’éditions et qui contrôle toute la chaîne) c’est la fin du livre en librairie. C’est absurde.

Le distributeur est la raison de l’immobilisme et de l’agonie des libraires. Ces derniers ont tout à gagner à pouvoir bénéficier d’un catalogue robuste, complet, accessible et imprimable à la demande sans avoir à payer la marge exorbitante de l’intermédiaire dont la valeur rajoutée est marginale. C’est ce qu’Amazon et ses clones ont réalisé en éliminant purement et simplement les intermédiaires. C’est aussi ce que comprend Google en signant avec EBM et son partenaire catalogue, Lightning Source, filiale du géant américain de la distribution Ingram. Enfin, c’est le mouvement que Hachette essaye de suivre en signant lui aussi un accord avec Lightning source pour alimenter sa propre filiale numérique, Numilog.

Cette explosion de la chaîne de fabrication du livre profite à tous ceux qui composent la chaîne et pas à ceux qui la contrôlaient jusqu’à maintenant. Et contrairement à l’argument de Olivier Ertzcheid, l’aplatissement de la planète livre ne nivelle pas les différences éditoriales mais seulement les disparités de moyens techniques et financiers, introduisant en effet un nouveau type de capitalisme décrit par Yann Moulier-Boutang, mais surtout en permettant une démocratisation de l’édition elle-même.

Comme le métier de Google n’est pas de vendre de la recommandation comme Amazon mais de vendre des liens publicitaires. Et il lui sera toujours plus simple de vendre des liens vers des ouvrages physiques et des ouvrages numériques chez Amazon, ou chez l’éditeur ou même chez votre libraire de quartier (via ses outils de géo-localisation) que de devoir réinventer l’eau chaude, c’est-à-dire de faire le métier de l’éditeur. Pour Google, l’éditeur est également un utilisateur. Alors que l’intermédiaire de distribution est un obstacle obsolète.

L’article de Slate arrive naturellement à la conclusion provocante et apocalyptique du billet de Olivier Ertzscheid : la fin des livres et la fin des libertés ! Il faudrait quand même rappeler qu’il s’agit d’une hypothèse de travail et non d’une prédiction ou d’un scénario prospectif. Ne pouvant ni connaître les objectifs de Google Books, ni ceux de ses fondateurs, ni même avoir de certitudes dans l’actuelle situation de profonde mutation que subit le livre, une conclusion aussi décapante permettait de compter les points. Mais pour notre journaliste, cet état des lieu est devenu la forge d’une nouvelle mythologie… Dommage.

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