OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Apple n’aime pas la culture populaire http://owni.fr/2011/06/11/apple-n%e2%80%99aime-pas-la-culture-populaire/ http://owni.fr/2011/06/11/apple-n%e2%80%99aime-pas-la-culture-populaire/#comments Sat, 11 Jun 2011 14:36:29 +0000 Pier-Alexis Vial http://owni.fr/?p=67210 Pas un long billet cette fois-ci, juste une petite note pour parler d’une nouvelle invention de la firme à la pomme fleurant bon le mépris des foules et la défense acharnée du monopole des industries culturelles. En effet, un article du New-York Times rubrique Technologie nous apprend que les appareils portables fonctionnant sous iOS et équipés d’une caméra vont bénéficier d’un tout nouveau senseur infrarouge permettant de détecter si votre prise de vidéo est autorisée ou non: ceci pour savoir si, une fois dans la salle, vous jouez au vilain pirate de concert ou de cinéma.

Culture populaire, concurrence déloyale

Ici, à Culture Visuelle, maints et maints articles ont souligné les efforts des industries légitimes pour faire passer l’acte d’appropriation d’une œuvre par le spectateur pour de la vulgaire piraterie. En quelque sorte, c’est le soulignement implicite que la culture populaire, illégitime face aux industries, représente une concurrence sérieuse et en quelque sorte déloyale face aux entreprises ou aux administrations étatiques qui proposent un chemin vers la culture qui est le seul propre, c’est à dire légitime, autorisé, et forcément contrôlé.

En bref c’est le musée et les historiens de l’art qui décident de ce qui est de l’art, ou pas, et ce sont les enjeux économiques des entreprises audiovisuelles qui les poussent à promouvoir des canaux de diffusion régulés par une autorité hautement responsable.

Or, à mon avis, le débat n’est pas vraiment là. Il y a surement les “pirates de fond”, dont la pratique culturelle ne passe que par le téléchargement illégal. Mais il y aussi, et à mon avis en majorité, des gens comme vous et moi qui profitent simplement de leurs expériences pour se créer une culture dite vernaculaire, “faite maison”, hors d’un contexte d’apprentissage donnée (écoles ou autres).

Ce sont en quelques mots tous les savoirs, les techniques que l’on peut apprendre par soi-même, ou avec sa communauté : cela va des livres qu’on lit et qui ne sont pas au programme de terminale jusqu’au visionnage de vidéos de conférences sur Youtube par exemple.

Que sommes nous face à l’art?

Principalement des amateurs, plus ou moins “éclairés” comme on dit.
Mais pas nécessairement des consommateurs sans âme : le mécanisme d’appropriation, comme le décrit André Gunthert, est avant tout “l’acte de transformer en expérience personnelle un spectacle institutionnalisé“.

Un symptôme du rejet de ce mécanisme est par exemple l’interdiction de photographier dans les musées, ce qui a donné lieu à de vives réactions (pour et contre) et à quelques actions amusantes et pertinentes du groupe OrsayCommons qui résument le malaise qu’engendre ce type de situation.

Au fond, pour André Gunthert, “la photo n’est pas l’ennemi du musée“. La vidéo non plus ne devrait pas être l’ennemi du concert.

Le groupe Daft Punk l’a bien compris et c’est pourquoi ils ont joué la carte populaire en se servant des spectateurs pour filmer le clip d’un de leur tube joué en direct lors de leur tournée Alive en 2007:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Nous avons vu ici des exemples de productions par les amateurs eux-mêmes, dont chacun pourra se faire une opinion, mais le problème est le même en ce qui concerne la simple diffusion de produits culturels. Prenons l’exemple du jeu vidéo :

Un des grands plaisirs du joueur, et je m’inclue fortement dans cet exemple, était d’échanger dans la cour de récréation ses jeux terminés avec ceux de ses camarades : d’abord parce qu’un jeu ce n’est pas donné (je me souviens qu’un jeu de Nintendo 64 dans les années 90 pouvait atteindre 400 francs neuf dans une boutique spécialisé, et qu’aujourd’hui certains jeu de PS3 atteignent les 65 euros), ensuite c’est également la meilleure manière de tester si celui-ci va vous plaire, ou non.

S’est développé alors un véritable marché de l’occasion, autant entre particuliers que dans les boutiques, remis en cause aujourd’hui parce qu’étant supposé être un fléau pour l’industrie du jeu vidéo, alors même que de l’avis de certains revendeurs le téléchargement légal est une menace pour leur activité! Enfin, les professionnels de la profession eux-mêmes le déclarent : “l’occasion est un plus gros problème que le piratage“.

Comprenez : c’est l’attitude du consommateur qui n’est pas conforme aux volontés de l’industrie. Le produit, même acheté au prix fort,  ne m’appartient donc pas totalement : si je le prête à un ami, je suis un filou qui ne respecte pas le droit d’auteur (je l’ai quand même payé!). Donc je n’obéis pas aux canaux de diffusion réglementés et autorisés par les éditeurs de jeu. Ma culture n’a pas de valeur face à leur économie.

Suspicion des industries envers les consommateurs

Ne serait-il pas possible de réfléchir à une autre voie? Ou acceptera t-on au final, pour profiter des nouvelles technologies, le fait que nous ne pourrons en faire ce que nous voulons, que leur utilisation sera toujours strictement contrôlé? Déjà des voix discordantes avec le discours culpabilisant sur le piratage se font entendre : non, le piratage ne serait pas si catastrophique que cela pour l’industrie.

Et même sans parler de piratage, le simple fait de se mouvoir en tant que consommateur entre toutes les plateformes que l’on veut ne doit pas sembler illégitime : Steve Jobs en fait d’ailleurs les frais lorsque ses produits Apple engendrent des contraintes injustifiées en vertu de sa position monopolistique.

Tout cela est le symptôme d’un sentiment de suspicion des industries envers les consommateurs : vous n’êtes pas d’abord un client, même pas un être humain, vous êtes une personne susceptible de faire des choses non autorisés par le biais d’appareils si durement développé pour votre plaisir légitime. Mais grand seigneur, Apple va développer des outils qui permettront de vous faire confiance : plus question de vidéos de concerts prises “à l’arrache” avec votre Iphone et qui finissent sur Youtube, plateforme qui de toute manière y trouvera bien un copyright qui dérange.

“Broadcast Yourself”

La question est:

Pense t-on réellement qu’un marché parallèle de vidéos “pirates” de concert ou de films se développe en dehors du contrôle des industries culturelles et menace leur économie?

Un petit tour sur Youtube permet de se rendre compte qu’il s’agit surtout d’une pratique  de l’expérience personnelle, un “j’y étais” qui ressemble plus à l’effet carte postale de certaines photos de vacances qu’à un trafic organisé de produits alternatifs. Le fait de développer une technologie capable d’empêcher de filmer dans une salle de cinéma a aussi une consonance ridicule : à part empêcher la fuite de quelques images exclusives d’un film, personne n’est dupe du fait que l’internaute qui voudra le regarder de façon à peu près correcte sans se détruire les yeux le téléchargera de manière légale ou non.

Donc le spectateur ne peut filmer ce qu’il veut. Il doit se soumettre à une culture donnée qui est celle dictée par les industries, qui nous créerons bien un jour une charte de l’utilisateur responsable. Au fond, la HADOPI n’en est pas si loin avec l’idée de créer des loigiciels espions à injection volontaire. L’économie des marchés culturels n’a que faire de l’appropriation, de la vie de l’amateur tentant de dresser un portrait de son monde, de sa communauté, qui soit à son image et non pas celle imposée par un circuit de diffusion ne tolérant pas le moindre écart.

C’était au fond le rêve promis par le “Broadcast Yourself” de Youtube à sa création, avant que la plateforme, maintenant proriété de Google ne soit envahie par des vidéos “officiels” : clips officiels de chanteur, bandes annonces de films approuvés par les majors, récupération de phénomènes internet par les tenants de l’industrie pour les institutionnaliser et dont le cas Keenan Cahill est un très bon exemple…

Difficile de croire qu’en 1984, avoir un Mac pouvait être synonyme de liberté d’esprit, d’ouverture, comme le montre cette publicité:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Mais il faut croire que depuis, une erreur 404 a du advenir quelque part…


Publié initialement sur Culture Visuelle/Le Visionaute sous le titre, Apple n’aime décidemment pas la culture populaire (mais n’est pas la seule)

Crédits photo:
Culture Visuelle
Via Flickr, imuttoo [cc-by-sa]

]]>
http://owni.fr/2011/06/11/apple-n%e2%80%99aime-pas-la-culture-populaire/feed/ 5
Godard, le hackeur du cinéma http://owni.fr/2011/03/08/godard-le-hackeur-du-cinema/ http://owni.fr/2011/03/08/godard-le-hackeur-du-cinema/#comments Tue, 08 Mar 2011 07:43:07 +0000 Pier-Alexis Vial http://owni.fr/?p=49596 Jean-Luc Godard, cinéaste franco-suisse né à Paris en 1930, a traversé plus de cinquante ans de cinéma français tout en gardant la même exigence intellectuelle se nourrissant de différentes références culturelles. Le projet Histoire(s) du cinéma est à l’origine une idée que Godard devait concrétiser avec la collaboration d’Henri Langlois, alors directeur de la Cinémathèque française.
Soumis à la télévision italienne, le projet fut finalement refusé.

En 1978, Godard donna quatorze conférences au Conservatoire d’art cinématographique de Montréal dont il tira un livre, Introduction à une véritable histoire du cinéma (1980), qui réunissait les extraits de films présenté à Montréal.
Le souci de construire cette histoire non pas chronologiquement mais à partir de rapprochements stylistiques ou thématiques, qui lui venait de Langlois, donna ainsi naissance à la série de films Histoire(s) du cinéma en 1987. C’est une coproduction française entre cinéma et télévision (Gaumont et Canal + en tête) lui permit de concrétiser son projet .

Cette série est composée de huit épisodes divisés en quatre chapitres :

  • 1A : Toutes les histoires
  • 1B : Une histoire seule
  • 2A : Seul le cinéma
  • 2B : Fatale beauté
  • 3A : La monnaie de l’absolu
  • 3B : Une vague nouvelle
  • 4A : le contrôle de l’univers
  • 4B : Les signes parmi nous

L’épisode que nous allons traiter ici est le 2A : Seul le cinéma et il nous parait judicieux de préciser ici les raisons qui ont guidé notre choix.

Godard se construit une histoire particulière du cinéma à partir d’un imaginaire qui n’appartient qu’à lui. Pour ce faire cependant, il convoque différents médiums, et donc différentes temporalités pour les articuler de façon nouvelle.

L’épisode Seul le cinéma est en quelque sorte un condensé de la technique de Godard qui consiste à opérer des croisement entre les différents disciplines de l’Histoire de l’Art (peinture, musique, littérature et donc cinéma) afin de faire émerger une des spécificité de l’art cinématographique : se projetant sur un écran il permet ainsi au film de conjuguer les temps, en ce sens que le montage est la technique par excellence qui peut faire dialoguer les œuvres entre elles, qu’elles soient visuelles ou sonores, vieilles de plusieurs siècles, ou contemporaines.

Seul le cinéma parce que justement le cinéma peut réunir à la fois cette grande histoire institutionnelle avec les « petites histoires » qui en sont issues et forment la matière même de ce que racontent les cinéastes. Il déclare d’ailleurs :

C’est Seul le cinéma qui montre qu’en fait le cinéma a été le seul à faire vraiment cela : filmer cette histoire, et en même temps des petites histoires, des petites comédies musicales, des petits gags, des trucs loufoques que tout le monde trouvait nul dès 1920.

La relation entre l’image et le texte s’effectue dans un premier temps comme un support de citations, soit de lui-même, soit de livres qui font partie de sa bibliothèque imaginaire, à la manière du musée imaginaire de Malraux. Mais dans un second temps ces citations, dont certaines sont des éléments récurrents de sa série de films, lui permettent d’articuler différentes images de films entre-elles.

L’effet de répétition produit chez le spectateur une persistance des idées qui se superpose à la persistance des différentes images qu’il propose à la vision. Ainsi, le réalisateur peut dégager plusieurs interprétations d’un même symbole, convoquant de cette façon la notion de montage des idées qui lui permet d’illustrer la notion d’art complet du cinéma : ce dernier produit de l’histoire parce qu’il se pose comme en parallèle de la réalité, une sorte de négatif qui illustre ou met au jour les faits, dans leur entièreté ou leur contradiction.

Quand le texte rythme l’image

Un film se compose de deux éléments principaux : des images et des sons. Le texte peut donc apparaître comme une forme associée à l’image, en tant qu’il s’affiche sur l’écran comme une image, ou se superpose à elles : de fait, la matière textuelle a toujours existé au cinéma, que ce soit sous la forme des cartons au temps du muet, ou sous celle du générique (de début ou de fin qui présente généralement le titre de l’œuvre, le nom des acteurs, les membres de l’équipe et autres informations liées au contexte de sa production).
Mais dans ces deux cas sa fonction est, la plupart du temps, purement informative.

En revanche, le texte n’est pas seulement présent au début et à la fin d’un film, séparé du contenu diégétique de la narration. Plusieurs réalisateurs dont Jean-Luc Godard se sont posés la question de l’utilisation du texte comme d’un élément supplémentaire de leur palette.

La forme écrite "filmée" arrive tôt dans le film, comme une introduction, de la main de Godard même, capture d'écran 01'38

On pourrait penser que la forme de l’écrit, fixe, se combine à la forme en mouvement du cinéma sans pour autant changer sa nature informative. Mais si l’on y regarde bien, Godard joue avec son texte afin de procurer un rythme particulier à ses apparitions : d’un côté on peut voir certaines phrases qui s’affichent à l’écran tandis que Godard lui-même est en train de lire l’œuvre dont elles sont extraites.

D’un autre côté, le texte même est souvent coupé, alterné, remanié de différentes façons pour acquérir un nouveau sens.

Godard et la littérature

Cela provient du fait que Jean-Luc Godard a toujours eu un rapport privilégié avec la littérature : dans nombres de ses films l’on peut voir ses personnages lire, ou réciter des textes célèbres : on pense notamment à Pierrot le fou (1965) qui se finit sur une citation de Rimbaud, ou de Vivre sa vie (1962), qui narre les aventures de Nana, une jeune fille qui devient prostitué en référence au roman éponyme d’Émile Zola publiée en 1880.

Ce faisant, cette propension pour la littérature et le textuel en général est aussi visible directement à l’écran : dès ses débuts Godard a compris que le générique par exemple pouvait être un moyen d’expression plus riche qu’un simple déploiement d’information. C’est ainsi qu’il s’en sert pour faire pénétrer le spectateur dans son univers de référence dès les premières minutes de ses films, et certains se révèlent très fournis, comme celui d’Une femme est une femme (1961) qui raconte une histoire par les mots :

Il était/une fois/Beauregard/Eastmancolor/Ponti/Fran chement Scope/Godard/Comédie/Française [...]

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Il reprendra cette technique de nombreuses fois, en en changeant les modalités, faisant apparaître les lettres du générique de Pierrot le Fou par ordre alphabétique, où jouant sur les couleurs et les lignes à la façon d’un drapeau « bleu blanc rouges » dans Made in USA ( 1966).

C’est en quelque sorte une utilisation spécifiquement cinématographique du texte, parce qu’il défile dans une temporalité définie par le cinéaste : il y impose son rythme, ce qu’il veut qu’on lise, et surtout comment le lire. Le texte n’est donc pas à coté du film (ce qui serait la place d’un générique ordinaire dan sa fonctionnalité), il est en une partie intégrante, il en donne certaines clés même sans faire partie directement du récit.

Avec son passage à la technique vidéo au cours des années 1970-1980, Godard put se permettre d’assouplir encore ce dispositif afin de l’intégrer dans la matière même de ses films, et de « contaminer » en quelque sorte l’image par le texte.

imAGE + montAGE

Ces possibilités de montage, Godard les exploite depuis Numéro deux (1975) en entremêlant les incrustations de textes avec des procédés propres au travail sur les images en mouvements : ralentissements, arrêts sur image, clignotements, et aussi mise en place d’une bande sonore pouvant à la fois commenter ce qui se passe à l’écran ou se poser en parfait contrepoint.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce sont des exercices de maitrise, de appropriation du sens, mais qui se distinguent de la citation littéraire : si l’on peut admettre qu’un auteur peut écrire en fonction de ses auteurs de références, les écrits eux-mêmes sont rarement cités tels-quels en dehors des publications à caractère analytique, comme les travaux universitaires ou les critiques.

En revanche, au cinéma comme dans la vidéo, les images peuvent être citées elles-mêmes et pourtant prendre une signification différente de celle qu’elles avaient à l’origine. Prenons le cas de la citation d’un tableau : l’image n’a pas le même statut puisque son support change ; l’image du tableau sur un écran ne suffit pas pour dire que l’on a vu le tableau, mais cela n’empêche pas de lui donner une interprétation voire de l’inclure dans un discours sur ce tableau.
De plus, la forme temporelle de ces arts de l’image permet également la confrontation directe de plusieurs niveaux de discours : deux images peuvent se suivre ou se superposer, le texte peut s’y incruster, sans parler du son.

Et c’est précisément la technique que choisit Jean-Luc Godard pour faire son Histoire du cinéma, parce que c’est l’art du montage par excellence, et celui de la confrontation des images en particulier.

Un exemple de ces superspositions signifiantes : L'oscar "vu" renvoie à l'oscar "lu"... (capture d'écran 02'35)

..avant de se transormer en Oscar Wilde, dont une citation a été utilisé par Godard précedemment, sur fond d'un autoportrait de Joshua Reynolds (capture d'écran 02'42)

Conversation avec Serge Daney

L’un des autres principaux intérêts de cet extrait est de présenter une conversation entre Serge Daney, le célèbre critique des Cahiers du Cinéma et le réalisateur. Cet entretien a eu lieu en 1988 au moment où Godard achevait les deux premiers volets de ses Histoire(s). Il s’agit également de la seule véritable discussion présente dans l’ensemble des films qui composent le projet, comme une sorte de mise à plat de l’histoire, des cinémas, mais aussi de ceux qui l’ont étudié pour s’en servir dans leur production propres ou pour théoriser : il s’agit d’un retour sur la période de la Nouvelle Vague, moment charnière pour ces deux hommes qui serait un milieu idéal permettant de faire le point entre ce qui a été et ce qui sera.

Un point important est soulevé ici : la première façon de faire l’histoire a été, pour cette génération, de voir les films et d’en écrire les critiques. C’est la période Cahiers du cinéma, dont certains de ses plus célèbres représentants ont écrit nombres d’articles : on pense ici notamment à François Tuffaut, Jacques Rivette et Claude Chabrol par exemple.

Écrire avant de filmer : le texte était alors le moyen de mettre sur papier des idées sur le cinéma, mais aussi de s’atteler à en proposer un nouveau encore en gestation en reniant les réalisateur vieillissant de l’époque, comme le fera Truffaut quand il écrira « Une certaine tendance du cinéma français ».

Histoire(s), Mémoire(s)

L’utilisation du texte chez Jean Luc Godard est liée à une pratique historienne, associée à la volonté d’imager par le biais de ses propres recherches, et donc de son expérience personnelle du temps, les faits historiques qui se confondent dans le cinéma par l’intermédiaire de la fiction.

C’est, en quelque sorte, une des raisons de l’utilisation du mot Histoire avec un « s » entre parenthèses; non qu’il faille en déduire que c’est la volonté absolue de l’auteur qui s’exprime là, mais bien que cette indécision dans le rapport à l’histoire qu’induisent les images fait partie intégrante de la formation de cette même histoire dans l’imaginaire commun : ce sont souvent les images qui ramènent les gens à l’histoire, où plutôt exactement à leur rapport affectif à cette histoire, puisque pour dire certaines choses, comme par exemple les atrocités nazis de la Seconde Guerre mondiale, on ne pouvait pas forcément parler, mais à défaut, l’on pouvait montrer.
Et souvent, cela se passait effectivement de commentaires.

Le titres qui apparaissent au fur et à mesure de l’épisode ramènent d’ailleurs constamment à la pratique même du réalisateur : ils sont pour la plupart composés des titres des autres épisodes, qu’ils soient passé ou non, ce qui confirme la volonté non-chronologique de leur auteur.

Il y a tout d’abord un travail de mémoire : chaque partie débute par une dédicace à une personnalité ayant compté dans le monde du cinéma ; ici il s’agit de Armand J. Cauliez et Santiago Alvarez. Le premier fut le fondateur de la fédération française des ciné-clubs et directeur de la revue Ciné-club paru de 1947 à 1954. Le second était un réalisateur cubain.

Première dédicace introductive, capture d'écran 00'23.

Seconde dédicace introductive, capture d'écran 00'27

Le choix de Cauliez n’est pas innocent. Godard lui-même ayant participé à cette vogue des ciné-clubs, c’est une manière de souligner la thématique de l’épisode placée sous le signe de la cinéphilie, par l’intermédiaire du dialogue Godard-Daney. Si Santiago Alvarez est une figure qui peut apparaitre plus flou, sa démarche de cinéaste a peut être inspiré le réalisateur. En effet Alvarez réalisait essentiellement des documentaires, avec toutefois une particularité très intéressante ; celui-ci n’hésitait pas à réutiliser et remixer des images existantes pour faire ses films :

The dominant characteristic of Alvarez’s style is the extraordinarily rhythmic blend of visual and audio forms. Alvarez utilized everything at hand to convey his message: live and historical documentary footage, still photos, bits from TV programs and fiction films, animation, and an incredible range of audio accompaniment.
Believing that “50 percent of the value of a film is in the soundtrack,” Alvarez mixed rock, classical, and tropical music, sound effects, participant narration—even silence—into the furious pace of his visual images.
For Alvarez, cinema had its own language, different from that of television or of radio, and the essence of this language is montage.

On le voit, c’est très certainement au niveau de la pratique du montage que Godard s’y retrouve.

Le cinéphile, historien du cinéma ?

Intéressons nous tout d’abord au problème de la cinéphilie. Comme nous l’avons vu précédemment, celle-ci est pour Godard une première manière de voir les films et d’en faire une histoire. Voir, parler, écrire : déjà un travail d’historien, qu’il compare à une réécriture en citant Oscar Wilde visuellement, et en réarrangent une citation : « faire une description précise de ce qui n’a jamais eu lieu est le travail de l’historien » .

Cette phrase qui apparaît textuellement dans le film fait écho à celle de Wilde:

Notre seul devoir envers l’histoire est de la réécrire.

Godard entend par là que l’historien se fait monteur d’histoire pour mieux la « montrer », la décrire. La cinéphilie de la Nouvelle Vague, qui s’est préparée en quelque sorte à la réalisation par la pratique de la critique, s’est inscrite dans le temps: c’est la prise de conscience qu’il y a un avant et un après lorsque que l’on est un créateur.

Serge Daney précise aussi qu’après cette période ce même élan fut rendu impossible par la transformation de cette histoire en un « héritage monstrueux » de par la quantité de films visibles, qui a augmenté de façon exponentielle.

La citation de Wilde réarrangée sur une photographie de Godard, capture d'écran 01'49

Seconde partie de la citation sur une autre photographie de Godard, capture d'écran 02'16

D’où le souci du montage pour Jean-Luc Godard : comment en effet proposer une histoire unifiée et chronologique du cinéma s’il est matériellement impossible de tout voir, et par conséquent de rendre compte de tout?

Le cinéphile est donc celui qui choisit, qui compose son propre paysage cinématographique idéal, et le cinéaste inscrit cette démarche dans son film même, sous forme d’aphorismes, de slogans, sortes de fourres-tout qui seuls ne renvoient qu’à de vagues catégories générales mais qui associés aux images et aux sons prennent un sens.

Ce sont ces écrits qui se superposent à l’image qui donnent un tempo à sa réflexion, qu’il s’agisse d’inventions de sa part comme « Montage, mon beau souci », ou de reprises tel « La monnaie de l’absolue », qui est aussi le titre d’un ouvrage d’André Malraux .

Projeter l’histoire

Ce qui intéresse également Godard, ce pourquoi il considère que l’histoire du cinéma « est la plus grande de toute », c’est parce qu’elle se « projette ».

Le montage dans le cadre de la projection sert en règle générale, pour la majorité des films de fictions, à effacer le « collage » qui a lieu entre les images. Ce qui les raccorde. Chez Godard en revanche la propension à vouloir absolument rendre cette opération visible devient une véritable volonté esthétique proche de celle de l’art contemporain.

En peinture, le collage peut consister à rajouter ou composer entièrement une toile à partir d’éléments qui ne servent habituellement pas à la peinture classique : on peut coller ensemble des journaux, des objets, en quelques mots toutes sortes d’éléments déjà constitués dont ce n’est pas la production qui produit l’œuvre mais leur assemblage.

Aragon parlait déjà de « collage » en 1964, pour qualifier le travail de Godard lors de l’émission Cinéma Cinémas, et compare même le travail de ce dernier sur Bande à part (1964) à son propre travail d’écrivain mené sur Le Paysan de Paris (1926), renforçant notre idée sur la filiation à double sens qui s’établit entre cinéma et littérature, entre Godard et les écrivains.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce dernier tente de rendre son processus de création visible pour le spectateur, parce que par l’intermédiaire de son film c’est aussi une part de l’histoire du cinéma qui est en train de se faire. Cela se traduit par ses superpositions d’images, la répétition d’un texte, l’apparition ou la disparition brusque de la musique ou des éléments sonores et enfin par l’incrustation de ses différents intertitres.

Godard superpose à l’entretien de nombreuses phrases clefs qui reviennent cycliquement dans sa série de films, capture d’écran 4′50.
Nous avons vu que Godard se sert de l’écrit comme d’une combinaison supplémentaire pour donner un sens différent du sens premier des images et des sons qu’il propose. Peut-on dire que l’écrit est ici une forme fixe? Il est permis d’en douter tant les quelques phrases qu’ils superposent pour la plupart aux images semblent s’intégrer dans un dispositif global.

Ses assertions, prises dans la dimension temporelle du cinéma, s’assemblent dans un ordre différent de celui de l’écriture traditionnelle : il ne construit ni des phrases, ni une narration : il s’agit plutôt d’un assemblage, d’un montage justement dont le sens ne tient totalement ni au caractère linéaire d’un texte ni à son association avec d’autres objets visuels.

Ce qui est signifiant, c’est la reconstruction que le spectateur peut opérer à partir de ses collages : par exemple lorsqu’il superpose « une vague nouvelle » lors de son entretien avec Daney, au moment même où ce dernier cite Truffaut et toute la génération des Cahiers du cinéma, non seulement un rapport direct est établi entre ce qu’on lit et ce que l’on voit et entend, mais aussi avec tout ce qui est sous-entendu. « Une vague nouvelle » est un jeu de mot qui se base sur l’appellation d’origine « Nouvelle Vague », qui renvoie à tous ces cinéastes, Jean-Luc Godard compris.

Vague – Nouvelle – Vague

Mais la dénomination « vague nouvelle » en change quelque peu le sens pour en faire une sorte de description : il s’agit d’une « vague nouvelle » de cinéastes, mais aussi d’un titre d’un des futurs épisodes de sa série, et une manière de réinterpréter la période en lui donnant un contexte historique, qui se manifeste visuellement par un clin d’œil qui est la présence à l’écran de Godard et de Daney qui en ont été des acteurs.

La structure pyramidale de la signification permet au cinéaste de combiner à l’infini divers éléments historiques sans avoir à se soucier de la chronologie ou du déroulement même des faits : pour ceux qui connaissent cette période, il s’agit d’un système de référence qui rentre en jeu, tandis que pour pour les plus profanes c’est une manière de souligner un fait important sans pour autant l’imposer de manière didactique.

De cette manière le spectateur est impliqué dans le travail de recherche, tout en donnant une dimension plastique à son propos.
Godard ne se fait pas romancier, plutôt poète et peintre à la fois : ces intertitres n’ont pas d’utilité pris séparément. Ils ont besoin du film pour exister, mais aussi des films (les images des cinéastes tout autant que celles de Godard) pour signifier quelque chose.

Qu’ils soient paratextes, comme pour la dédicace au début de l’épisode, ou commentaires, ces inclusions du texte à l’image restent une pratique spécifiquement cinématographique dans le sens où il ne s’agit pas d’un « à côté » du film, mais d’une partie intégrante de l’œuvre. A la fois référence et indication informative, c’est ce qui donne sa cohérence à toute la démarche du cinéaste tout comme Duchamp se jouait de l’image de la Joconde en lui donnant le titre « L.H.O.O.Q. ».

Le pouvoir de la projection

Le second élément déterminant du cinéma pour Godard est la projection. C’est en quelque sorte le principe de mise en contexte des images : le cinéma est bien un art distinct de la photographie en cela qu’il propose non pas de s’attarder sur une image particulière mais sur la mise de ces images ensemble par le biais du montage. Différentes strates apparaissent au fur et à mesure des connexions qui s’établissent au fur et à mesure de ses différentes citations de films.

Ce qui est intéressant, ce n’est pas forcément ce qui est directement représenté, mais ce qu’on essaye d’y projeter. Si l’on s’en tient aux images seules, on peut essayer de retrouver de quel film il s’agit, de quelle situation, mais ce faisant l’on tente d’en reconstruire une signification linéaire issue d’un mode de narration particulier : la fiction. Or, l’utilisation du texte en surimpression, ou en intertitres fixes fonctionne plutôt sur le mode de la légende.

Loin de toute interprétation précise, Godard parvient à faire dire à ces images autre chose que ce qu’elles représentent dans le contexte de leur production : il leur donne un nouvel objectif, qu’il fait sien, et qui est la tentative d’envoyer un signal qui va au delà de la représentation classique. Par l’utilisation du textuel il en oriente la vision dans une perspective historique en comptant sur le fait que le pouvoir de suggestion des images repose sur une ambiguïté, comme André Gunthert le souligne à propos de la photographie :

Contrairement au message linguistique, élaboré afin de réduire l’ambiguïté de la communication, l’image ne relève pas d’un système de codes normalisés qu’il suffirait d’appliquer pour en déduire le sens. Comme celle d’une situation naturelle, sa signification est toute entière construite par l’exercice de lecture, en fonction des informations de contexte disponibles et des relations entre eux des divers éléments interprétables.

Collage, Montage, Bouclage

Ainsi, c’est la démarche même de Godard qui rend cohérent cet ensemble apparemment hétéroclite fait de collages, de surimpressions, où l’on retrouve cette construction pyramidale que nous avions évoqué plus haut. Prenons un exemple:
Lorsque durant l’entretien Godard se met à évoquer l’histoire de l’art surgissent alors à l’écran des images de différents tableaux :

  • Hendrickje se baignant dans une rivière (Rembrandt, 1654),
  • La femme dans les vagues (Courbet, 1868) et,
  • Judith I (Klimt 1901).

Au moment où le tableau de Courbet apparaît, Godard parle des historiens de l’art et le texte suivant apparaît :

Tes seins sont les seuls obus que j’aime.

Il s’agit d’un extrait de la correspondance érotique entre Guillaume Appollinaire et Madeleine Pagès alors que celui ci était sur le front en 1915.On peut y voir une sorte de clin d’œil au fait que tout les tableaux qu’il propose représentent des femmes. Puis l’on passe au tableau de Klimt, et on l’entend parler précisément des ces historiens qu’ils considèrent par dessus tout : Diderot, Baudelaire, Malraux.

Sur la bande sonore un bruit d’appareil photo se fait entendre, comme soulignant l’apparition de Truffaut dans la discussion, ce qui se confirme à l’image par l’apparition d’une photographie de Truffaut avec un appareil photo. Cette dernière apparaît en long fondu enchainé donnant l’impression que ce dernier prend effectivement en photo les femmes des tableaux qui sont successivement apparus.

Ce qui est en jeu ici, pour Godard tout du moins, c’est comme le titre de l’épisode l’indique que seul le cinéma est en mesure de produire sa propre histoire car il est singulier : il ne se contente pas de produire des images, il permet la projection et la substitution de ces images et de créer un rapport entre elles. Donc de produire de la pensée :

La pensée du cinéaste-historien est une expérience faite sur les images – toutes les images – et c’est l’écran qui prolonge et achève la pensée esquissée dans un geste. […] Sa pensée n’advient pas de ce qu’il est, mais de ce qu’il voit. Alors, autre substitution, du cogito ergo sum cartésien, nous passons au cogito ergo video de Godard.
Le Discours de la méthode de l’œuvre ne repose plus sur le discours, mais sur la voyance; l’historien/cinéaste est celui qui voit et c’est le cinéma qui fait de l’histoire .

Le cinéaste articule des éléments choisis : les mots d’Appolinaire, les tableaux de grand maitre, la photographie de Truffaut, la citation de Diderot, Malraux, Baudelaire pour articuler symboliquement sa vision de l’histoire de l’art : Truffaut en héritier de ces derniers, voyeur tout autant que voyant qui se substitue par le commentaire de sa place « d’image de Truffaut prenant une photographie » à celle de symbole d’une filiation de critiques et d’historiens qui fait aboutir tout ces arts dans le prisme de ce média qu’est le cinéma.

Dernier clin d’œil : la phrase d’Apollinaire prend alors un nouveau sens à son apparition, ne concernant plus seulement les tableaux montrés mais Truffaut lui-même, le réalisateur de L’homme qui aimait les femmes (1977).

Peinture, Littérature, Cinéma : la boucle est alors bouclée.

Dans cet épisode des Histoire(s) du cinéma, le cinéaste Jean-Luc Godard met en perspective les possibilité visuelles du cinéma avec son caractère fondamentalement historique. Montage de différentes références, où la cinéphilie se croise avec la littérature, la photographie et l’histoire de l’art, ce film apparaît comme une sorte d’essai sur le cinéma en tant qu’art capable de produire sa propre histoire quand un cinéaste/historien permet à des images hétéroclites et référencées de devenir la propriété de tous par le bais de la citation et du collage.

Ce film, constant work in progress, reproduction de reproductions, se fait un voyage à travers la vision d’un homme, d’un réalisateur, qui met l’accent sur la spécificité de ce médium par le biais non pas d’un récit chronologique mais d’un ensemble d’images qui fondent sa culture cinématographique ou qui le nourrissent.

Le cinéma, sorte de condensateur de tous les autres arts est une parabole pour évoquer la création de la pensée, par le rapprochement des images, de phrases, de sons, et où toutes les combinaisons semblent possibles, même « autoriser Orphée à se retourner sans faire mourir Eurydice ».
Une Eurydice revisitée, sur fond de La Fiancée de Glomdale (Dreyer, 1925), et d’un texte de Pavese extrait de De la Nuée à la Résistance (1978), de Straub et Huillet.

Et maintenant, le silence qui suit est-il aussi du Godard?

-

Publié initialement sur Culture Visuelle dans le blog Le Visionaute, sous le titre: Un Godard, du texte et des images : réflexions autour de l’épisode 2A des “Histoire(s) du Cinéma”

Toutes les références picturales, textuelles et sonores présentes dans cet article ont été trouvé grâce au travail exceptionnel réalisé par Céline Scemama pour le Centre de Recherche sur l’Image de l’Université Paris 1, et sont disponibles ici.
Crédits photo via Flickr: Godard sur un tournage par Gemini Collision Network [CC-by-nc]

]]>
http://owni.fr/2011/03/08/godard-le-hackeur-du-cinema/feed/ 5
Vu sur le Net: la pétition visuelle http://owni.fr/2010/12/08/vu-sur-le-net-la-petition-visuelle/ http://owni.fr/2010/12/08/vu-sur-le-net-la-petition-visuelle/#comments Wed, 08 Dec 2010 14:51:42 +0000 Pier-Alexis Vial http://owni.fr/?p=38571 Il y a tout d’abord la pétition standard, celle qu’on vous fait signer à la sortie du métro pour telle ou telle cause plus ou moins juste et plus ou moins compréhensible. Il y a les pétitions officielles, médiatisées, et les petites pétitions de quartier contre le bruit que font les jeunes le samedi soir.

Mais au fond une pétition ça ressemble toujours plus ou moins à ça : une feuille blanche, sur laquelle est éventuellement inscrite l’ensemble des revendications du groupe qui la produit, et des cases vides : soit la place pour laisser des noms et des signatures. Parce que la signature, c’est l’Homme ? Peut-être bien. Au moins pouvons-nous dire que l’association nom + signature est une sorte de preuve morale de la présence physique. On pourra toujours objecter qu’il est possible de produire un faux nom ou une fausse signature, mais dans le principe chacun des signataires d’une pétition doit pouvoir être identifiable et retrouvé. Non pas nécessairement pour rendre des comptes, mais aussi pour réaffirmer un engagement. La pétition est donc un acte militant, mais sans visage.

Exemple de pétition issue du site de l'EFPSU.

Or sur le Net a fleuri un autre genre de pétition. La pétition visuelle. Et c’est en quelque sorte par la force des choses. En effet que penser d’une signature virtuelle ? D’un simple dessin sur un écran fait de pixels ? Le problème ici vient de la matérialité même de la pétition. Ce n’est pas techniquement impossible, on peut toujours scanner une feuille contenant des signatures. Seulement, le côté direct, l’impact de l’inscription au stylo qui prouve ce “j’étais là” ne serait pas du tout le même. La pétition vaut pour son côté “de terrain”. Une fois en ligne, elle ne ressemble guère plus qu’aux commentaires de blogs que l’on trouve partout sur Internet, et perd, à mon sens, de sa véritable nature militante. On peut en voir des exemples assez parlant sur le site MesOpinions.com qui ressemble à un énorme fourre-tout où chacun fait un peu ce qu’il lui plait sans véritable centralisation des combats ou des revendications.

Capture d'écran issue du site http://www.mesopinions.com/ réalisée le 18/11/2010.

Mais il y a une autre voie : cette fameuse pétition visuelle qui représente une véritable alternative entre la feuille de signatures et le commentaire en ligne. On peut en trouver une qui se distingue actuellement par son caractère original et son utilisation inventive, tout en étant très simple, des moyens technologiques à la portée d’un grand nombre d’internautes. Cette pétition, on peut la trouver ici

En fait de pétition, il s’agit plutôt d’un manifeste, dont voici le texte principal :

“Ce manifeste est un acte de solidarité et de protestation : solidarité avec les « étrangers et les étrangères » encore une fois pointé·e·s du doigt et protestation contre une justice discriminatoire qui serait inscrite dans la Constitution. Parce que le racisme doit être combattu partout et non pas institutionnalisé, nous placardons nos prénoms, nos initiales, nos occupations et nous clamons notre refus de cette discrimination en nous déclarant tou·te·s étranger·ère·s. Parce que nous souhaitons offrir une visibilité aux «étranger·ère·s» qui ne sont pas criminel·le·s et qui participent à l’essor de la Suisse. Action citoyenne collective, dimanche 28 novembre, NON à l’initiative sur le renvoi et au contre-projet.”

Ce manifeste suisse donc se présente comme le “Manifeste des X délinquant-e-s.” Pourquoi X ? Parce qu’il m’est impossible d’en fixer le nombre, étant donné que celui-ci est actualisé dans la page même de titre au fur et à mesure de l’inscription des gens. Première chose : une interactivité assez ludique, qui permet de suivre continuellement la progression des inscriptions. Mais la véritable originalité réside dans la forme même de cette souscription au manifeste. J’ai parlé précédemment de pétition, parce que je parlais militantisme : parler en son nom pour une cause, laisser sa signature. Et d’une certaine manière, c’est ce qu’il vous est proposé de faire, mais avec d’autres moyens.

Il est possible en effet de laisser dans un cadre pré-établi votre photographie prise depuis une webcam :

Capture d'écran du site http://www.collectif-l.ch/manifeste/ réalisée le 18/11/2010.

Pour vous faire une idée de l’effet, je ne pourrai que vous conseiller d’aller directement sur le site, ayant décidé de ne pas pas opérer de sélection arbitraire parmi les visages affichés sachant que ceux-ci doivent disparaitre du Net dès le 28 novembre.

Ce que l’on peut constater, c’est que globalement, tout le monde joue le jeu. Il y a ceux qui sont plus réservés, et ne laissent ni nom ni emploi. Il y a les plus hardis qui vont dans les détails : nom, prénom, profession (la majorité des participants se contentant du prénom). Mais à quelques exceptions près (tout au plus une dizaine à ce que j’ai compté), tous ont laissé leur signature visuelle :  non pas un trait d’une main rapide au coin d’une rue, mais la photographie instantanée d’un moment devant son ordinateur.

Un effet saisissant

Si l’esprit reste, l’effet est autrement saisissant : à l’heure où j’écris ces lignes, il y  a plus de 1.000 visages qui s’affichent sur le site, de tous horizons, et de tous âges. Cependant, rien de très original là dedans, il existe bien d’autre exemples de pétition visuelle sur le Net, dont une assez célèbre, “the Million Faces” disponible sur le site de Control Arms dont le combat est décrit ainsi :

“Contrôlez les armes est une campagne internationale menée conjointement par Amnesty International, Oxfam International et le Réseau d’action international sur les armes légères (RAIAL). Nous demandons un traité sur le commerce des armes, un instrument international juridiquement contraignant qui empêche que les armes soient utilisées pour aggraver les conflits, la pauvreté et les atteintes aux droits humains. Pour en savoir plus sur la campagne.”

Et effectivement, il y a plus d’un million de personnes qui s’affichent sur le site à l’heure actuelle, y compris des célébrités, dont voici un petit panel français :

Toutefois il est à noter ici que n’importe quelle photo fait l’affaire. On peut s’en rendre compte en se baladant sur le site : on y trouve tout autant de photos façon portrait que de photos de vacances que l’on pourrait trouver sur Flickr. Parce que l’important est ailleurs : l’important c’est d’y être, pas d’assumer une quelconque position militante qui engagerait la personne ou son image puisque le contexte est entièrement assumé par l’organisation qui gère cette pétition. Le but premier de celle-ci est donc bien résumé par son appellation : “the Million Faces”, parce que c’est le nombre qui fait la force, c’est le “concept” qui marche, et peut importe si on ne voit jamais ces millions de visages, on peut au moins se consoler sur les célébrités présentes et feuilleter l’ensemble comme un gigantesque patchwork people qui au final ne fait pas prendre un énorme risque aux personnes concernées. D’autant que tout le monde le sait, les armes et la guerre, c’est mal.

Une pierre de l’édifice en construction

Et c’est avec cela à mon avis que l’on comprend où se situe l’intérêt de la disposition particulière du manifeste suisse. À proprement parler Il n’y a PAS de manifeste, ni même de contexte. Tout au plus une vague généralité énoncée dans le petit texte introductif. Le manifeste, ce sont les images qui le composent, c’est l’accumulation de ces images avec le cadre qui leur est réservé qui produit sa pensée. Le choix d’une personne d’afficher sa photo accolée au terme “étranger-ère” est une prise de risque avec soi-même ; l’obligation d’assumer sa position par rapport aux autres. Ce n’est plus apporter sa petite pierre à l’édifice, il s’agit là d’être directement une pierre de l’édifice même qui est construit. Il s’agit aussi d’une représentation proche de l’esthétique “amateur” des photos prises à partir des smartphones et que l’on s’envoie en message. Il y a là une  sorte de proximité directe qui s’établit avec les personnes présentes, parce que ces images, au fond, nous les connaissons toujours-déja. Ce sont des figures reconnaissables, agissantes, ou non. On y trouve ainsi :

-Soit des gens qui tentent d’être créatifs, en ne prenant qu’une partie de leur visage, en se prenant la tête à l’envers, en se barrant les yeux avec un téléphone ou un appareil photo etc.

-Soit en restant le plus simple possible : assis, souriant, regard vague.

-Soit aussi en refusant carrément le dispositif en n’apparaissant pas sur la photo ou en se déguisant.

Ce qui unit ces différentes attitudes sous une même bannière, et ce qui fait que quelque part tous ces gens puissent se retrouver, c’est parce qu’il n’est pas question que d’UNE image, mais qu’ils ont l’impression (et très certainement à juste titre) de devenir l’illustration vivante de leur combat, ou du moins une partie de celle-ci. Dans ce contexte, même les moins agissants sont significatifs, car l’image n’est pas utilisée comme une unité absolue de vérité, elle ne prétend pas témoigner d’un “ça a été” mais d’un “ça pourrait être”, dans le sens d’une proposition telle que “cet étranger (dont on parle) ça pourrait être vous”.

Réappropriation

Cependant pour qu’une proposition comme celle-là puisse avoir un réel impact signifiant, il faut en multiplier les exemples afin de créer un panel, c’est-à-dire des élément de comparaison : d’où l’idée de pétition (pour rassembler en nombre), de laquelle découle l’idée d’un manifeste (pour l’engagement), et enfin le concept visuel qui en émerge par le biais des nouvelles technologies car le Net est le seul moyen technique qui soit à la fois un organe de centralisation et de diffusion peu onéreux et malléable à souhait, donc interactif et participatif sans pour autant être intrusif.

L’usage “politique” de l’image est ici une preuve que l’Internet des réseaux sociaux et du partage à tout-va d’éléments audiovisuels peut aussi permettre un engagement plus militant, concerné par des enjeux contemporains, et non pas enfermé dans la ressassement de vidéos “lol” de chutes, de chatons ou de bébés, ou bien encore de la diffusion du dernier clip de Lady Gaga.

Certes il s’agit là d’une goutte d’eau dans l’océan, qui disparaitra aussi vite qu’elle s’est formée. Mais on peut espérer qu’à l’avenir les communautés virtuelles qui se formeront via Facebook, Flickr, et le web 2.0 en général trouveront dans ces outils un nouveau moyen de repolitisation de la société par le biais de l’appropriation, voire de la réappropriation des images que les différentes industries culturelles ont tenté d’absorber, afin d’alimenter un flux de contenus sans âme. Et comme dans ce cas de pétition, s’il y a quelque chose à se réapproprier en ce monde pour savoir qui l’on est, et surtout qui sont les Autres, c’est bien sa propre image.

Billet initialement publié sur Le Visionaute, un blog de Culture Visuelle

Image CC Flickr Lincolnian (Brian)

]]>
http://owni.fr/2010/12/08/vu-sur-le-net-la-petition-visuelle/feed/ 2